Histoire d’un classique : Le Portrait de Dorian Gray (Partie 1)

Le Portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray) est un roman d’Oscar Wilde écrit dans le contexte de l’époque victorienne et publié en 1890, puis révisé en 1891. L’auteur y inclut des thèmes relevant de l’esthétique tels que l’art, la beauté, la jeunesse, la morale et l’hédonisme. C’est un roman fantastique, mais aussi philosophique, qui met en lumière la personnalité équivoque du dandy irlandais ainsi que le courant décadentiste, ce qui a suscité de virulents échanges de lettres entre Wilde et plusieurs journaux très critiques jugeant l’œuvre « répugnante ». Principal représentant du courant de l’esthétisme anglais, Oscar Wilde profite de son roman pour illustrer et discuter les grands concepts de ce courant. On peut voir en Lord Henry l’auteur lui-même, amoureux des mots et dandy hédoniste connu pour ses mœurs légères.

Résumé

Dorian, jeune dandy londonien d’une rare beauté, fait la connaissance de Lord Henry, dit Harry, chez son ami Basil Hallward, un peintre reconnu. Ce dernier vient d’achever le portrait du jeune homme, un chef-d’œuvre qu’ils contemplent tous les trois. Conscient de la fascination et de la perversion que Lord Henry pourrait exercer sur Dorian, cette « simple et belle nature », Basil demande à Lord Henry de ne pas tenter de le corrompre. Mais Dorian se laisse séduire par les théories sur la jeunesse et le plaisir de ce nouvel ami qui le révèle à lui-même en le flattant :

« Un nouvel Hédonisme, voilà ce que le siècle demande. Vous pouvez en être le tangible symbole. Il n’est rien avec votre personnalité que vous ne puissiez faire ».

Va naître dès lors en lui une profonde jalousie à l’égard de son propre portrait peint par Basil. Il formule le souhait que le tableau vieillisse à sa place pour pouvoir garder lui-même sa beauté d’adolescent :

« Si c’était moi qui toujours devais rester jeune, et si cette peinture pouvait vieillir !… Pour cela, pour cela je donnerais tout !… Il n’est rien dans le monde que je ne donnerais… Mon âme, même ! »

Par la suite le jeune homme tombe amoureux d’une comédienne dont le jeu le fascine, Sibyl Vane, et lui promet le mariage. Mais son amour pour Dorian empêche Sibyl d’incarner ses personnages comme elle le faisait auparavant et son jeu devient très mauvais, ce que peuvent constater Basil et Lord Henry lorsque Dorian les emmène au théâtre. Profondément déçu et humilié, Dorian répudie Sibyl et la quitte brutalement, la laissant effondrée. En rentrant, il remarque sur le portrait une expression de cruauté qu’il ne lui connaissait pas. Il commence alors à soupçonner que son souhait insensé pourrait s’être réalisé. Le lendemain, il apprend par Harry le suicide de Sibyl. Étonnamment, il ne ressent qu’une peine superficielle à l’annonce de cette mort :

« Et cependant je me rends compte que je ne suis affecté par cette chose comme je le devrais être ; elle me semble simplement être le merveilleux épilogue d’un merveilleux drame. Cela a toute la beauté terrible d’une tragédie grecque, une tragédie dans laquelle j’ai pris une grande part, mais dans laquelle je ne fus point blessé. »

C’est un moment charnière du roman, le moment où le retour en arrière n’est plus possible pour Dorian, bien qu’il ne le sache pas encore. Le portrait a commencé à changer : l’âme de Dorian n’est plus celle du jeune homme innocent qui pouvait éprouver de la compassion pour ses semblables.

Pour éviter la découverte de son terrible secret, il enferme le tableau dans une ancienne salle d’étude et se plonge dans la lecture d’un roman envoûtant que lui offre Lord Henry (bien que son titre ne soit jamais cité, on peut reconnaître À rebours de Joris-Karl Huysmans). Le style de vie de Dorian change alors radicalement. Montrant toujours une façade policée devant ses pairs, il court les bouges les plus infâmes de Londres, à la recherche de plaisirs de plus en plus raffinés. Il s’entoure d’objets rares et précieux, pierreries, parfums, tapisseries… Le tableau petit à petit s’enlaidit, à cause des signes de l’âge mais surtout des marques physiques du péché. Le jeune homme (qui n’en est plus vraiment un) est de plus en plus obsédé par le tableau, renonçant à ses résidences secondaires, inquiet dès qu’il le quitte. Il vient d’ailleurs souvent vérifier la dégradation physique du portrait, avec une certaine jouissance car il continue à ressembler, lui, au jeune homme innocent qu’il était auparavant, et cette apparence immarcescible à elle seule lui permet de démentir toutes les folles rumeurs qui courent au sujet de son comportement.

Basil venant lui faire la morale à propos de ces rumeurs, Dorian finit par lui révéler son secret : pour lui faire voir son âme, il lui montre le portrait. Puis, seul avec le peintre, Dorian conçoit une haine mortelle pour celui qu’il rend un peu responsable de ce qu’il est aujourd’hui. Fou de rage, il saisit un couteau et le tue. À nouveau, il est loin d’être submergé par les émotions, alors qu’il vient pourtant de tuer celui qu’il considérait comme un ami. Il se débarrasse ensuite du cadavre, usant du chantage avec un ancien ami, Alan Campbell, chimiste capable de faire disparaître un corps avec des produits chimiques. Peu après, Campbell se suicide.

Un soir où Dorian se rend dans les bas-fonds de Londres fumer de l’opium comme à son habitude, il se trouve par hasard et sans le savoir dans la même pièce que James Vane, le frère de Sibyl, qui le reconnaît en entendant le surnom de « Prince Charmant » que lui donne une fille de joie, ce surnom même que Sybil donnait à son amant. James se lance à la poursuite de Dorian avec l’intention de le tuer. Mais il hésite lorsqu’il se retrouve face à face avec Dorian, trompé par l’allure d’éternelle jeunesse de ce dernier, qui paraît avoir seulement vingt ans alors que Sybil s’est suicidée dix-huit ans plus tôt. Si Dorian parvient ainsi à échapper à son agresseur, il vit désormais dans la peur d’être retrouvé. Or un jour où il participe à une chasse en province, un de ses amis abat malencontreusement un homme caché dans les fourrés. Dorian découvre qu’il s’agit de James Vane. Ainsi, au moment où ses soupçons se trouvent confirmés, il est délivré de la menace qui pesait au-dessus de sa tête.

Reconnaissant d’être toujours en vie, il décide alors de devenir meilleur et de faire acte de rédemption pour que le portrait retrouve son aspect d’innocence. Après une première bonne action forcée, il court voir si le portrait n’aurait pas embelli; mais la toile porte désormais, en plus des marques du péché et du temps, un pli d’hypocrisie qui le rend plus infâme que jamais. Désespéré, Dorian enfonce le couteau qui a tué Basil dans le tableau, espérant se délivrer du rappel constant de ses crimes.

Un homme vieux et hideux est retrouvé mort en face du tableau qui, lui, a recouvré son aspect premier : l’effigie d’un jeune homme d’une beauté sublime, à l’innocence sans tache. Ce n’est qu’après l’examen des bagues du défunt qu’on reconnaîtra en lui Dorian Gray.

Genèse du roman

André Gide raconte que Wilde lui aurait dit (probablement en plaisantant) qu’il avait écrit Le Portrait de Dorian Gray en quelques jours, parce qu’un de ses amis prétendait qu’il était incapable d’écrire des romans. En fait, le processus de rédaction fut beaucoup plus long et complexe : en 1889, Joseph Marshall Stoddart demande à Wilde d’écrire un roman pour le Lippincott’s Monthly Magazine, dont il est l’éditeur, mais il faut neuf mois à Wilde pour produire son manuscrit. La lecture de ce manuscrit montre que l’auteur s’est autocensuré, en supprimant notamment un passage où Basil déclare son amour à Dorian. De plus, selon Frank Pierobon, il a « consenti pour l’édition en magazine à un véritable toilettage pour en gommer les références trop ouvertement homosexuelles », mais il semble que Stoddart ait censuré le manuscrit sans en informer Wilde avant la publication. Malgré cette censure, la presse populaire s’est déchaînée contre le roman, jugé « empoisonné et immoral ».

Oscar Wilde

Pour la version publiée par Ward, Lock & Company, considérée comme définitive, Wilde s’est bien gardé de reprendre les passages censurés par Stoddart. En réponse aux attaques de la presse, Il a ajouté une préface composée d’aphorismes pour répondre aux critiques d’immoralité. Il a aussi écrit six nouveaux chapitres (3, 5, 15, 16, 17, et 18). Cet ajout ne semble pas avoir été dénué de considérations commerciales, car la vente de la nouvelle édition risquait d’être décevante après la diffusion de l’édition bon marché du Lippincott’s, mais cela a permis à Wilde de développer le caractère de Dorian, son ambiguïté psychologique ainsi que l’histoire dramatique de sa famille que Lord Fermor révèle dans le nouveau chapitre 16. James Vane, le frère de Sybil, apparaît également dans ce nouveau chapitre. Ce personnage permet d’introduire une intrigue secondaire importante pour enrichir et amplifier l’évolution psychologique de Dorian : au chapitre 15, il finit par retrouver Dorian, qu’il sait responsable de la mort de sa sœur et qu’il poursuit de sa vindicte.

Dans une lettre à Ralph Payne, Wilde confie qu’il a mis beaucoup de lui-même dans cet ouvrage, en particulier dans le personnage de Basil Hallward qui le représente tel qu’il se voit, alors que Lord Henry reflète l’image que le public a de lui. Il suggère également que Dorian est une vision fantasmée de ce qu’il aurait voulu être, mais c’est peut-être aussi une évocation de son amant John Gray, qui signe « Dorian » les lettres qu’il adresse à l’auteur après la parution du roman.

A suivre… (le 25 mai)

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