Histoire d’un classique : Le Portrait de Dorian Gray (Partie 2)

Influences et sources d’inspiration du roman

Le Portrait de Dorian Gray traite du rôle des influences dans le destin d’un homme. Tout commence en effet avec les mots de Lord Henry, qui font prendre conscience à Dorian à la fois de sa beauté et du caractère éphémère de celle-ci. C’est ce qui déclenche son vœu insensé. Sans l’influence des mots de Lord Henry, pas de roman. Or si les influences ont leur importance pour la trame du roman, elles en ont également beaucoup dans l’écriture d’Oscar Wilde.

Littérature gréco-romaine

Le roman contient de nombreuses allusions aux ombres et à l’apparence des choses qui renvoient au mythe de la caverne de Platon. La beauté physique de Dorian Gray qui cache la laideur de son âme renvoie également à la philosophie platonicienne, qui considère que la beauté de l’âme est « bien plus élevée que celle du corps ». Le talent dont Sybil Vane fait preuve pour incarner les grands rôles féminins du répertoire théâtral évoque la mimesis telle qu’elle est définie par Platon, puis par Aristote.

Platon

Un autre mythe grec est également évoqué dans le roman : « Une fois, moquerie gamine de Narcisse, » Dorian « avait baisé, ou feint de baiser ces lèvres peintes, qui, maintenant, lui souriaient si cruellement ». Selon Sebastian Dieguez, Wilde préfigure dans ce roman l’approche psychiatrique moderne du narcissisme.

Il est en outre possible de déceler l’influence d’une grande figure de la décadence romaine, Pétrone, l’auteur du Satyricon. Dans bien des œuvres décadentistes, le héros exprime un mal-être typiquement « fin de siècle » par son comportement, sa recherche de plaisirs toujours plus raffinés et pervers, tout en restant incapable de trouver plus qu’une jouissance éphémère dans la dépravation de son âme.

Littérature anglo-saxonne

Pour Danielle Guérin-Rose, « l’ombre tutélaire de Shakespeare plane sur l’amour rêvé et tragique de Sybil et Dorian ». Parmi les dramaturges élisabéthains, on peut également citer Christopher Marlowe, dont La Tragique Histoire du docteur Faust marque le début des grandes œuvres littéraires inspirées par la légende de Faust, légende à laquelle se rattache le roman de Wilde.

Shakespeare

On retrouve aussi dans le roman l’influence de Walter Pater, qui fut le maître de Wilde à Oxford, et qui a contribué à définir l’esthétisme. Son œuvre The Renaissance fut très controversée par sa défense de l’hédonisme et une certaine amoralité. Certains propos de Lord Henry font référence à ce courant de l’esthétisme :

« nous avons perdu la faculté de donner de jolis noms aux objets. Les noms sont tout. Je ne me dispute jamais au sujet des faits; mon unique querelle est sur les mots : c’est pourquoi je hais le réalisme vulgaire en littérature. L’homme qui appellerait une bêche, une bêche, devrait être forcé d’en porter une; c’est la seule chose qui lui conviendrait ».

Le critique britannique Robert McCrum suggère que l’œuvre a été influencée par Vivian Grey, le premier roman de Benjamin Disraeli publié anonymement en 1826. Le nom de l’actrice Sibyl Vane, dont Dorian Gray tombe amoureux au début du roman, fait probablement référence à ce roman de Disraeli ainsi qu’à son titre le plus connu, Sybil : Vivian Grey a une histoire d’amour avec Violet Fane, dont la mort tragique peut rappeler celle de la Sibyl Vane du roman de Wilde. Dans Vivian Grey, il est aussi question d’un tableau qui se modifie mystérieusement : les yeux du portrait se ferment à l’instant même de la mort du beau jeune homme qui y est représenté. Pascal Aquien cite cet exemple d’utilisation du portrait en tant qu’élément fantastique dans les œuvres qui ont pu influencer Wilde, en particulier Le Portrait ovale d’Edgar Allan Poe (il note à ce propos que « Walter Pater souligne le charme que Poe exerçait sur Wilde »), ainsi que Melmoth ou l’Homme errant de Charles Robert Maturin, et deux nouvelles du recueil des Contes racontés deux fois de Nathaniel Hawthorne (Les Peintures prophétiques et Le Portrait d’Édouard Randolph). Pascal Aquien évoque également l’influence possible de L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert Louis Stevenson, où « l’altération des traits [du visage] reflète la vérité de l’âme ».

Littérature française

 L’influence de La Peau de chagrin de Balzac sur Le Portrait de Dorian Gray est souvent évoquée. On peut voir un certain rapport entre les deux romans à travers la notion de décadence physique.

Balzac

 

Wilde fait également référence à Théophile Gautier, avec qui il partage une conception de l’art comme puisant sa beauté de son inutilité. Il cite son nom dans plusieurs chapitres (9, 11 et 14), et Dorian lit Émaux et Camées au chapitre 14.

Cependant, l’influence la plus marquante dans ce livre est sans nul doute celle de Joris-Karl Huysmans et de son œuvre À Rebours. Bien que Wilde n’y fasse pas explicitement référence, cette œuvre a servi de modèle pour le « livre empoisonné » que Lord Henry donne à Dorian, et qui ensorcelle tant ce dernier. Si les références à des chapitres de ce livre sont délibérément imprécises dans son roman, Wilde dut reconnaître au tribunal qu’il s’agissait bien du livre de Huysmans. Richard Ellmann rapporte que Wilde considérait son roman comme une « variation fantastique » inspirée par le livre de Huysmans. La façon dont des Esseintes séduit et influence un jeune garçon dans À rebours est assez semblable à l’influence exercée par Lord Henry sur Dorian. Mais c’est surtout l’esthétisme décadent qui rapproche les deux ouvrages. Ainsi, les goûts de Gray pour les collections de pierreries, tapisseries, parfums et autres objets, tels qu’ils sont décrits au chapitre 11, rappellent ceux de des Esseintes. C’est probablement cette influence qui a été dénoncée par la critique au moment de la publication du roman de Wilde, en qualifiant ce dernier de « livre empoisonné » inspiré par des « déchets de la décadence française » (On a presque envie de leur dire merci) .

Que pensez-vous de cet article ? [ratings]

 

 

Un commentaire sur « Histoire d’un classique : Le Portrait de Dorian Gray (Partie 2) »

  1. N’ayant pas pu laisser de commentaire là où je le souhaitais – c’est-à-dire à la suite de l’article qui traite des différences entre les deux visions de « Shining » -, je le fais ici.
    La réaction de King au film de Kubrick est éclairante sur les plans poétique et esthétique. Ce qui intéresse King, c’est d’interroger l’être humain dans toutes ses dimensions (sociale, physique psychologique…) en le confrontant au Mal. Kubrick est plus cérébral – d’où la prédominance du psychique dans son films et sa fascination pour Jack. Cela explique d’ailleurs la chaleur de l’esthétique de King et l’aspect clinique, effectivement glaçant, de l’esthétique de Kubrick, au moins dans son adaptation de « Shining ».

Laisser un commentaire